Biographe chinois

Biographie d’un homme
qui n’aimait pas sa vie…

« Et si on en faisait un roman ? »

Un vague projet…

Vers la fin de l’été 2020, je suis contacté par Christophe Denis à propos de son oncle, un certain Gérard Legrain qui souhaiterait de l’aide pour écrire sa biographie. C’est un très vieux monsieur, affaibli physiquement mais à l’oeil et au verbe toujours vif qui me reçoit chez lui, à Vence, quelques jours plus tard. Déjà il regrette cette idée, surgie durant une conversation avec son neveu qui le trouvait déprimé et voulait redonner un but à sa vie, devenue pénible — d’abord moralement, puis physiquement depuis le décès de Chantal, son épouse, deux ans auparavant.

Gérard en est certain, son existence n’a aucun intérêt, ce projet est et doit rester une chimère, mais qu’importe ? Nous discutons un peu en sirotant les rafraîchissements apportés par Samira, son assistante de vie à domicile qui semble contente que son protégé ait de la visite, qu’il s’anime un peu.

Portrait de Gérard Legrain !<>

« J’sers à rien ! », disait-il avec un voile de chagrin… et un petit air de défi !

En voulant juste parler de tout et de rien avant que je prenne congé, la conversation dérive sur ses souvenirs. Machinalement, comme j’avais sorti mon habituel bloc-notes à spirale, je gratte, pose des questions, une parole en appelant une autre, tout s’enchaîne…

Nos verres sont depuis longtemps vides et secs quand nous nous quittons, bien plus tard. Finalement Gérard veut la faire, cette biographie. Il réalise qu’il a vécu beaucoup de choses, et que s’en souvenir, les partager lui fait du bien. Nous convenons de nous voir une fois par semaine pendant quelque temps, puis de refaire le point.

Autant arrêter…

Durant les séances suivantes, tandis que l’été s’effilochait et dévoilait peu à peu les fraîcheurs et autres graduels abandons de l’automne, j’ai construit, au fil des entretiens, mon habituel tableau chronologique avec les dates importantes de la vie de Gérard, ses événements personnels et familiaux, les étapes clés de sa vie sociale et professionnelle puis, dans une dernière colonne, ses commentaires et nos idées à tous les deux, débattues ensemble, pour raconter tout cela dans un livre à venir.

Vers la mi-octobre, le tableau est bien rempli : une enfance dans un quinzième arrondissement parisien dont il se souvient comme un indien de son territoire de chasse, les privations et petites joies de la guerre, sa grand-mère bretonne encore reliée à l’intemporel des campagnes aujourd’hui disparues, l’accident de voiture qui a fait basculer sa vie des sciences dures vers le droit et ses questionnables souplesses — le droit, et surtout les travers des grands « machins » internationaux pour reprendre les mots du Grand Charles. Vient alors son service militaire dans une Allemagne ravagée par sa défaite et qui, déjà, relevait la tête, puis la belle contribution de Gérard à la fondation d’une Europe de paix et de prospérité, sa longue carrière à l’OCDE, son mariage heureux bien que sans enfants, ses voyages, ses longues et fidèles amitiés, de solides attachements familiaux… toute la vie de Gérard était là dans ces cases de traitement de texte, derrière le glacis de mon écran d’ordinateur.

— Ça n’est pas du tout ce que j’attendais, autant arrêter !

La maison de l’Europe à Strasbourg dans les années 50 !<>

La maison de l’Europe à Strasbourg, où Gérard a co-écrit, dans les années 50, les textes fondateurs de la future Union européenne.

L’aveu

« Ça », ce qui n’allait pas, ce qui n’était pas du tout attendu, c’était le tableau synthétique que j’avais transmis à Gérard. Il le déprimait.

— Vous comprenez, je suis un grand amateur de belles histoires, réelles comme imaginaires, et j’imaginais me retrouver dans un livre dont je serais à la fois le lecteur et le personnage, j’avais envie de rêver un peu, quoi, et là, ce tableau, tout ce fatras de dates et d’événements en style télégraphique, que voulez-vous que j’en fasse ?

— … mais, Gérard, ce n’est pas le livre, rien n’est rédigé, c’est juste la somme de tous nos entretiens, les faits bruts de votre vie tels que vous me les avez racontés. Je vous les ai transmis pour vérification… et aussi pour que ça vous inspire d’autres souvenirs…

— Eh ben c’est raté, tout ça ne m’inspire rien, ma vie est réellement sans intérêt, autant laisser tomber, je m’en doutais depuis le début…

— Pas de souci, on arrête, c’est comme vous voulez…

J’étais un peu frustré tout de même.

— Gérard ?

— Oui ?

— Ce que vous vouliez, ça n’est pas une biographie…

— Ah non ? Et quoi alors ?

— Ce ne serait pas plutôt un roman ?

— Comment voulez-vous faire un roman intéressant avec une vie aussi plate, banale comme la mienne ?

Il avouait, il voulait un roman. Je repris la balle à la volée.

— Qu’est-ce qui est intéressant, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Vous ne vous êtes jamais ennuyé devant un film d’action rempli de rebondissements, de bruit et de fureur ?

— Oh que si !

Le château de la Muette, offert par la famille Rotschild pour abriter l’OCDE !<>

Le château de la Muette, offert par la famille Rotschild pour abriter l’OCDE où Gérard a travaillé durant toute sa carrière.

Qui ne dit mot…

Nous avons ainsi abordé la question du regard : une chose, une personne, une vie n’existe que par le regard que l’on porte sur elle. C’est à la lumière de nos sens qu’elle prend tournure, acquiert une essence (avant ou après son existence, peu importe, ça dépend de comment elles font la queue, auraient dit Pierre Dac ou Coluche). À quatre-vingt-dix ans presque sonnés (il s’en fallait d’un petit mois), il était impossible d’ajouter, pas plus que de retrancher, du vécu au passé de Gérard… Par contre, sa vie, consignée dans ce tableau de faits froid et un peu désolant, qui nous interdisait, qui nous empêchait de la faire tourner, miroiter devant nous sous différents angles — tel un diamant ou juste un simple bouchon de cristal dans lequel un enfant s’amuse à piéger les rayons d’un maigre soleil hivernal afin d’y faire revivre les souvenirs ou les promesses des jours absents ? De ces éclats, de cette friction entre rugueux rogatons de réels, nous pourrions, qui sait, enflammer quelque fiction enthousiasmante ? Et si on essayait, juste pour voir ?

Gérard se prit au jeu. Ses yeux pétillaient à présent, sa voix accélérait son débit, il riait parfois de ses propres trouvailles, ou de mes réactions, découvrant que tout au long de sa vie il avait suivi une stratégie et des tactiques visant à protéger son monde intérieur. Rien d’étonnant à ce que son existence ne soit pas mouvementée, ce n’était pas subi mais voulu. Délicat, sensible, épicurien, il n’aimait rien tant que sa tranquillité, tissée de plaisirs minuscules, nouée de liens amicaux et familiaux entretenus avec soin et bienveillance. Tout cela avait un prix, méritait d’être raconté. Son histoire était de celles sur lesquelles, comme les secrets de certaines fleurs sans éclat, il faut se pencher pour humer de subtils parfums. Et justement, à présent, il avait du temps, cette qualité de détachement et de silence intérieur propices à célébrer la grandeur des petites choses, héroïnes d’une littérature où le cœur prime sur le corps.

Je notais, questionnais. Les jours raccourcissaient déjà sensiblement en cette période, nous étions à la fin du mois d’octobre. Samira tardait à venir allumer. Elle devait se tenir dans une pièce plus au sud, ne sentant pas venir le crépuscule, doigts et yeux nageant dans les eaux vides de son téléphone portable. Dans le séjour de la maison de Gérard, en pointe d’un lotissement à la première boucle de la rue de Provence, nous n’étions plus que deux silhouettes faisant vibrer, par notre conversation ininterrompue, l’air de plus en plus opaque. J’y voyais à peine le papier quadrillé de mon bloc dont la blancheur insolite accueillait stoïquement mes gribouillis.

C’est au détour d’un silence que le souvenir d’Odile a surgi — et avec elle tous les amours, toutes les femmes « hors mariage » de sa vie, sa rivière insolente. Il me dit qu’il ne faudrait pas en parler dans sa biographie. Mais si c’était un roman ? Qui disait roman, disait romance… Son silence valut alors consentement — d’autant que je n’ai pas très bien su, durant ce moment de grâce, jusqu’à quel point précis, fluctuante frontière, il racontait ou inventait. Un peu des deux, sans doute ?

Gérard Legrain soldat durant son service militaire en Allemagne !<>

Gérard « bon pour le service, bon pour les filles », comme on disait alors…

En plein vol

Une semaine plus tard, je lui présentais le premier chapitre, puis très vite le plan du livre, et le second avançait bien début novembre quand, la santé de Gérard se dégradant, nous n’avons plus été en mesure de nous rencontrer, nous contentant d’échanges téléphoniques au cours desquels sa voix, de plus en plus fluette, me réjouissait tout de même en reprenant des couleurs quand nous évoquions l’avancement du projet.

Christophe, son neveu, m’apprit le décès de Gérard par un samedi matin ensoleillé, peu de temps avant son anniversaire. L’arrêt d’un médicament pour le cœur le temps d’opérer une phlébite avait suffi à rompre le fragile équilibre de sa survie dans notre époque trouble et incertaine.

Ce fut d’autant plus un choc et un déchirement que l’aventure dans laquelle il m’avait embarqué était nouvelle pour moi. Certes j’avais déjà étudié et écrit de la fiction, mais jamais ainsi par transmutation d’un être de chair en créature mentale, verbale. J’en étais à un point où je ne pouvais plus m’arrêter : le personnage était créé, avait pris son envol fictif et demandait à déployer toute sa logique et (surtout) son illogique jusqu’à un dénouement libérateur. Non seulement le véritable Gérard que j’avais si peu connu me manquait, autant comme personne que comme partenaire de plume, mais son survivant romanesque, lui, exigeait de vivre sa vie de papier jusqu’à la dernière goutte d’encre !

Christophe aussi voulait terminer le livre, ce dont je lui sais gré encore aujourd’hui, pour avoir ancré dans le réel une démarche qui risquait, par rapport à mes occupations et devoirs quotidiens, de prendre rapidement des pâleurs de spectre.

Croix en haut du baou de Vence !<>

En haut des montagnes, tous les chemins se rencontrent…

D’un printemps à un autre

Tout l’hiver, chaque fois que j’ai eu un moment, je revenais voir Gérard dans mes notes et brouillons, et écrivais l’histoire que, depuis son nouvel univers imaginaire, il semblait me dicter à partir du poussiéreux tableau des réalités qu’il avait traversées sans trop y adhérer. Chaque chapitre s’est « monté » comme une pièce de théâtre, autour d’un événement, d’un temps fort de son parcours terrestre, heureux ou malheureux. Et comme au théâtre, l’imitation de la vie la sublimait, nous élevait, affairés vers de terre que nous sommes, le temps d’une pirouette, vers l’inaccessible étoile. Nous répétions, Gérard et moi, lui mort et moi vivant, chaque rôle, chaque dialogue, chaque élément de mise en scène et je le sentais assis là, quelque part dans l’ombre de mes réflexions, dans une salle qui n’existait pas. Ce personnage si présent, si exigeant pour l’auteur m’évoque les bonheurs contrastés qu’a connus Frédéric Dard avec son fameux commissaire San-Antonio qui a fait sa fortune, et avec lequel il était, même devenu millionnaire, infiniment moins servi que serviteur.

Or un tel cheminement était hautement bienvenu pour moi, car suite à une rencontre… chez Gérard (ce fameux soir obscur), durant tout ce temps d’écriture et jusqu’à maintenant, je m’initiais parallèlement à la foi chrétienne, préparant mon baptême devenu une priorité de ma vie. J’y repense en ce printemps 2022, un an après la parution du livre, car samedi prochain, 16 avril, durant la veillée pascale, si Dieu le veut, je serai baptisé — avec pour marraine la visiteuse du soir, Jeannine Masson (qui suivait Gérard depuis son veuvage pour l’association Accueil Villes de France), mais ceci est… une autre histoire. Merci à toi, Gérard, et à toi aussi, Christophe !

Pour découvrir Le mince fil du bonheur, le livre de Gérard Legrain :

Disponible en ligne sur Amazon

Couverture du livre "Le mince fil du bonheur" Dos du livre "Le mince fil du bonheur"

Voir aussi :
Biographe chinois
… Commentaires : à vous la plume…